Laboratoire d’écriture #1 : Projet Frankenstein

Le laboratoire d’écriture propose une anecdote et un exercice d’écriture lié. À l’origine, je publiais cette série sur mon site Métafictions. Je reprends le concept pour le continuer ici.

 

Guillaume Duchenne de Boulogne, le véritable Frankenstein

« Lorsque l’âme est agitée, la face humaine redevient un tableau vivant. »

Guillaume Duchenne de Boulogne

 

En 1818, Mary Shelley publie son Frankenstein. Ce roman, considéré comme une référence de la littérature gothique, raconte la création puis la naissance d’un monstre humanoïde formé de morceaux de cadavres. Le père de cette abomination, le docteur Frankenstein, a été témoin dans son enfance d’un orage violent, et a découvert les propriétés de l’électricité. Plus tard, il donnera la vie au monstre grâce à une mystérieuse « étincelle ».

En 1833, quelques années après la publication de Frankenstein, Guillaume-Benjamin Duchenne de Boulogne, un neurologue français qui étudie la physiologie du mouvement, découvre qu’en plaçant des électrodes à des endroits précis, il est possible de stimuler les muscles du visage pour créer des expressions de joie, de terreur, de surprise ou de douleur. Lors de ses expériences, Duchenne utilise parfois des patients atteints de paralysie faciale, comme le vieux cordonnier dont le visage illustre cet article. Le neurologue identifie notamment un sourire authentique, exprimant une joie sincère, et activé par certains muscles du visage. Ce sourire gardera son nom : le sourire de Duchenne.

Duchenne était également photographe. Au cours de ses expériences, il a capturé les expressions obtenues sur ses patients pour les répertorier. Ces clichés, à la fois fascinants et terrifiants, montrent les sujets figés dans un cri ou un rire presque démentiel. À leurs côtés apparaît Duchenne qui, tel un marionnettiste, actionne ces simulacres de sentiments. Si l’on a dit de Duchenne qu’il était un médecin d’une grande empathie, le rapprochement entre le neurologue et le docteur Frankenstein est manifeste, l’usage de décharges électriques pour réveiller des corps immobiles rappelant les prémisses du conte horrifique de Mary Shelley.

Ce fut par une lugubre nuit de novembre que je contemplai mon œuvre terminée. Dans une anxiété proche de l’agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient me permettre de faire passer l’étincelle de la vie dans la créature inerte étendue à mes pieds. Il était déjà une heure du matin; une pluie funèbre martelait les vitres et ma bougie était presque consumée, lorsque à la lueur de cette lumière à demi éteinte, je vis s’ouvrir l’œil jaune et terne de cet être; sa respiration pénible commença, et un mouvement convulsif agita ses membres. Mary Shelley, Frankenstein

Laboratoire d’écriture

Envisager les phrases de plusieurs textes comme des morceaux qui, recousus ensemble, formeraient un nouveau corps.
  • Ouvrez dix livres au hasard.
  • Dans chacun d’eux, récupérez la première phrase que vous lisez. Une phrase commence par une majuscule et se termine par un point, un point d’exclamation ou d’interrogation.
  • Notez-les, puis replacez-les selon l’ordre qui vous convient. Reprenez le texte en ajoutant ici ou là vos propres phrases.

Le texte formé ne sera ni tout à fait celui d’un autre, ni tout à fait le vôtre. Mais il sera peut-être la fameuse « étincelle » nécessaire à la création d’un nouveau corps, une esquisse de personnage ou d’ambiance, un texte hybride, un texte à plusieurs têtes, forcément étrange.

J’ai tenté l’expérience :

 

– Retournons sous les lampadaires du pont, voulez-vous ? Le cortège venait d’apparaître au coin de la rue. J’avalai une poignée de médicaments pour calmer mon angoisse. À cette époque déjà, il me semblait que la mort me suivait à pas lents, sous les formes les plus diverses. J’insistai en chuchotant : – Descendez, s’il vous plaît. – Non, dit Hans. Ses pieds s’agitaient dans le vide. – Vous voyez cette lame ? Il se détourna de moi et sortit de la poche de son pantalon un petit rasoir blanc. Puis il entreprit de le manipuler lentement à la racine de son crâne. Quelque chose tomba sur son épaule. D’abord paralysé par la peur et le dégoût, je crus qu’il s’entaillait le visage. C’était bien pire. Je me précipitai sur les tresses coupées de ses beaux cheveux noirs, qui me restèrent dans les mains comme une branche morte détachée de l’arbre. Il savait que j’allais voir dans son geste une injure naïve, mais assurément efficace. Je lui avais moi-même enseigné, durant nos séances, la puissance suggestive du geste. Il était mon patient le plus réceptif. On avait le sentiment que sa particularité la plus remarquable était de fonctionner au rebours du sens commun, de poursuivre d’insondables desseins par les voies les plus simples, mais aussi les plus détournées. Je pris une nouvelle dose de médicaments, qui me causèrent des douleurs intolérables dans l’abdomen. Je vomis immédiatement sur le trottoir. En silence… Le cortège nous rattrapa à ce moment-là. Son passage, d’une lenteur insupportable, me laissa cependant un temps de répit. On nous ignora. En contemplant les visages des hommes endeuillés qui trottinaient derrière le corbillard, je songeai : « Où est dans cette ville, en ce monde, l’homme dont la mort me serait une perte ? » C’est le moment que choisit Hans pour basculer. Depuis, j’ai cessé d’exercer et je ne sors plus que pour marcher jusqu’à la pharmacie. Je continue de me nourrir de ces petits cachets blanchâtres que j’ai le droit de me prescrire. Je ne lutte pas. Je me préserve. Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Je ne sais pas si Hans est mort ou si je l’ai rêvé. Hier, j’ai croisé une ombre presque chauve; ses cheveux s’échappaient dans le vent par poignées. Je vois des morts entassés.

Au milieu de mes propres phrases, il y a des phrases extraites au hasard des oeuvres suivantes : John Kittel, Thérèse Etienne Thyde Monnier, Hans le Berger Wayne Barrow, Bloodsilver Alphonse de Lamartine, Graziella Paul West, Le médecin de Lord Byron Jacques Zelde, Les hordes Hubert Monteilhet, Neropolis Herman Hesse, Les loups des steppes Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries d’un promeneur solitaire Nicolas Edme Restif de la Bretonne, Les nuits de Paris.