Comment le personnage dit-il bonjour ? L’écriture des « barks » dans le jeu vidéo

Il existe un certain type de dialogues dans le jeu vidéo, les barks, que l’on pourrait littéralement traduire par aboiements.
Les barks, ce sont ces répliques, ou ces onomatopées, lancées par des NPC (Non Playable Characters, personnages non jouables) dans des situations données (des triggers). Par exemple, lorsque vous passez à côté d’un personnage et qu’il vous lance un « Qu’est-ce que vous faîtes ici ? », ou lorsqu’un ennemi vous provoque et réagit à vos coups : « C’est tout ce que t’as dans le ventre ? », « J’attendais mieux… » et autres variantes. Ce peut aussi être un dialogue entre deux NPC que vous entendez lorsque vous passez près d’eux. Dans tous les cas, le joueur n’aura pas la possibilité d’intervenir directement : le bark est l’un des éléments qui donne l’impression que le monde d’un jeu existe et évolue par lui-même.

Lorsque j’ai commencé à travailler dans le jeu vidéo, les barks ne m’apparaissaient pas comme l’épreuve ultime ni comme un aspect particulièrement fascinant de l’écriture de jeux. Ma première pensée, en abordant les barks, a été : « Je vais juste écrire 36 fois la même chose ». Mais au fur et à mesure, cet exercice apparemment simple s’est avéré être plus complexe et plus intéressant que prévu. Je vais essayer de partager ici certaines de mes réflexions sur le sujet.

À quoi sert un bark ?

A plague tale
A plague tale: Innocence (Asobo Studio, 2019)

 Un bark a plusieurs fonctions, et la première est d’informer le joueur. Il s’agit d’un dialogue systémique. Si le joueur est blessé, l’un de ses compagnons lui rappelle qu’il doit se soigner, si le joueur entre dans une zone qui lui est interdite, un garde lui criera de s’éloigner, si le joueur passe à côté d’un marchand qui veut attirer son attention, ce dernier lui rappellera qu’il a des choses intéressantes à vendre…
Pour un bark d’ennemi en combat, on va par exemple écrire deux, trois, dix variations en fonction d’une situation donnée. Si la situation est : le joueur n’a presque plus de vie, il faudra x variations de bark de l’ennemi qui réagit face au joueur blessé. Exemples : « C’est la fin…« , « Rends-toi maintenant !« , « Adieu !« , « Je t’avais dit que ça se terminerait mal… » etc.
Dans l’exemple du jeu A plague tale ci-contre, la situation est : l’ennemi est gravement blessé. D’où ce bark de l’ennemi en question : « Ah… Je suis juste… un peu rouillé… » qui signifie bien qu’il est en train de perdre le combat. Évidemment, le joueur est souvent informé de la santé d’un ennemi via l’interface (ce n’est pas le cas ici), mais, on le sait, dans le jeu vidéo comme dans n’importe quel domaine, une information gagne toujours à être répétée…

D’un jeu vidéo à l’autre, dans des situations similaires, les barks se ressemblent donc a priori beaucoup. Et ces barks peuvent être rapidement fatigants pour le joueur, lorsqu’ils se répètent trop souvent ou lorsque les conditions de déclenchement ne fonctionnent pas bien (voir cet article en anglais sur les « barks les plus agaçants »). . .
Un exemple de bark « agaçant » car répétitif et illogique par rapport à un contexte : le fameux « Never should have come here » (« Tu n’aurais jamais dû venir ici« ), répété par les ennemis dans The Elder Scrolls V: Skyrim (Bethesda Softworks, 2011) et devenu une source de moqueries pour les joueurs.

Les possibilités (infinies ?) des barks

L’une des fonctions principales d’un bark étant d’informer le joueur, il est facile de s’arrêter à cette seule fonction lors de l’écriture. Si l’information est « l’ennemi est blessé », rien ne nous empêche d’écrire « J’ai mal…« , et le tour est joué. Alors, que peut faire un scénariste avec les barks ?

Donner des éléments de lore

Le lore, dans le jeu vidéo, est un terme qui désigne l‘univers, et plus précisément l’environnement fictionnel dans lequel le joueur évolue. Le lore est plus ou moins riche, plus ou moins détaillé, et la manière dont les éléments de lore sont dispersés dépend de multiples facteurs (ce sera peut-être le sujet d’un autre billet).
Les barks, puisqu’ils se déclenchent dans des conditions particulières, peuvent devenir un moyen d’enrichir ce lore. Par exemple, le personnage qui vous salue fera référence aux dieux de l’univers du jeu. Ou bien, puisqu’il appartient à une faction qui déteste la vôtre, il ne vous saluera pas mais vous demandera de faire demi-tour ou vous insultera. Un simple « Go away » permettra au joueur de comprendre que ce type de personnages déteste tel autre, surtout si cela se répète régulièrement.
Les barks peuvent aussi utiliser des éléments de language spécifiques à l’univers du jeu, à l’instar d’une novlangue. Même si le joueur qui ne connait pas encore très bien l’univers risque de ne pas comprendre tout de suite la signification de ces termes, l’apport au lore sera effectif et renforcera l’immersion.

God of War (Santa Monica, 2018)
Exemple de bark en combat : « Gonna drag your carcass to Asgard » (« Je vais traîner ta carcasse jusqu’à Asgard« )

Caractériser le personnage et introduire une situation

Dans le jeu vidéo, les personnages non jouables sont souvent définis en premier lieu par le groupe auquel ils appartiennent (telle faction, tel niveau social, tel métier, telle espèce, etc), et les barks seront donc identiques pour tous ceux qui appartiennent au même groupe. Mais s’il s’agit de personnages dont la caractérisation va au-delà de leur simple appartenance à un groupe, les barks peuvent être uniques.
Lorsque l’on écrit des barks de salutations pour un personnage comme ceux-là, les questions habituelles de caractérisation se posent : comment un personnage timide va-t-il saluer le joueur ? Comment un personnage qui admire le joueur va-t-il le saluer ? Comment un personnage qui hait le joueur va-t-il le saluer ? Un personnage dont la particularité est d’être constamment dans la lune va sans doute lancer un « bonjour » un peu distant, ou simplement un « Hum? » pour signaler qu’il a vu le joueur mais n’est pas tellement intéressé par une potentielle discussion, ou un « Quoi ? » sur un ton distrait. Il y a des dizaines de manières de dire bonjour, et en fonction du personnage ou de la situation, elles ne conviendront pas toutes.
(méfiant) « Hum… qu’est-ce que vous voulez ? »
(distrait) « Oui ? »
(accueillant) « Ravi de vous rencontrer ! »
(agacé) « Quoi encore ? »
(extatique) « J’ai cru que vous ne viendriez jamais jusque ici ! »
(intimidé) « Je peux faire quelque chose pour vous ? »
(mal à l’aise) « Qu’est-ce que vous faîtes là ? »
etc, etc…
Dans ces cas-là, un simple bark de salutations peut donc en dire beaucoup sur un personnage avant même de débuter un dialogue avec le joueur : le caractère du personnage, sa relation avec le joueur…
Par extension, un bark peut possiblement introduire une situation : Si un personnage vous lance un « bonjour ! » chaleureux avant de vous annoncer, dans un futur dialogue, que ses récoltes viennent de brûler et qu’il a besoin de votre aide, le bark était a priori loupé… En revanche, un « Je vous attendais », ou un « Enfin ! » incitera peut-être le joueur à en savoir plus et à engager une discussion avec ce personnage, si possible.

En dire beaucoup en peu de mots

Je vous renvoie ici à l’article que j’avais écrit sur le « hors-champ du scénario« , c’est à dire tout ce qui se trouve au-delà du texte, tout ce qui n’est pas raconté mais évoqué, le fameux potentiel narratif.

Prenons l’exemple d’une série de barks dans Arcanum: Of Steamworks and Magick Obscura (Troika Games, 2001). Dans l’extrait ci-dessous (issu de cette vidéo), le joueur va tuer un ennemi. L’esprit de ce dernier sort alors de son corps, et demande au joueur de le ressusciter. Si le joueur clique sur le corps de l’ennemi, un bark se déclenche : le fantôme va réagir et supplier. Dans l’extrait, le joueur clique plusieurs fois sur l’esprit, révélant la série de barks les uns à la suite des autres. « So. This is Death« , « I see… death« , »Aaaaagh! The pain! Please, release me!« , « What is going on?« , etc etc.

Qu’aurait-on pu faire de plus avec ce bark dans cette situation ? On aurait pu écrire, par exemple, un bark comme celui-ci : « I can hear him now… » (« Je peux l’entendre maintenant... ») Le joueur se serait alors peut-être posé la question : de qui parle-t-il ? On aurait pu écrire aussi : « She’ll never forgive me » (« Elle ne me pardonnera jamais« ). Le but étant, au-delà d’informer le joueur de la situation (l’ennemi est mort mais peut être ressuscité), d’évoquer la possibilité d’autres histoires autour du personnage : un passé, un futur.
Transformer un simple bark en potentielle question dramatique est un moyen d’exploiter l’illusion que le monde fictionnel du jeu existe réellement.

Créer et exploiter un gimmick

À la différence d’une ligne de dialogue que le joueur n’entendra qu’une ou deux fois dans un jeu, le bark est amené à être répété des dizaines, des centaines, des milliers de fois. Un bark a donc le pouvoir de pénétrer dans le cerveau du joueur et de s’y installer…. Et, au même titre que le refrain d’une chanson d’été vous rappelle vos vacances, ou le générique d’une série télévisée vous rappelle votre enfance, un bark peut devenir la madeleine de Proust du joueur. Les joueurs d’Age of Empires se rappelleront longtemps, sans aucun doute, des réflexions incompréhensibles et des onomatopées des villageois…

Un bark peut poser une réelle empreinte sur un jeu, positive ou négative, et son écriture en devient d’autant plus importante.

Au-delà du jeu vidéo

L’écriture de barks est spécifique à l’écriture de jeu vidéo. Et pourtant, c’est l’une des missions qui me pousse le plus régulièrement à penser l’écriture au-delà du jeu.
Pourquoi ? Parce que le bark doit aller à l’essentiel et le bavardage est interdit. Il permet donc de travailler cette contrainte spécifique à l’écriture de dialogues, tous médias confondus, qui est de parvenir à faire passer une ou plusieurs informations en très peu de mots. Ce qui peut conduire parfois à se poser cette question : Que veut dire ce personnage quand il dit bonjour ?
L’écriture de barks m’amène par extension à aborder l’écriture de dialogues sous un angle nouveau, en testant plus volontiers l’économie de mots, ou en essayant spontanément différentes versions d’une même réplique. Et surtout, elle me conforte encore davantage dans cette idée que les spécificités de l’écriture d’un médium gagnent à être comparées à d’autres, observées d’un point de vue plus global, car les médias ne cessent de se nourrir les uns les autres.