Renforcer l’expérience de jeu en (ré)conciliant mécaniques et narration

Il faut qu’on parle du narrative design

Lorsque l’on travaille sur un jeu vidéo, l’un des défis les plus complexes est souvent de parvenir à réconcilier la narration avec les mécaniques de jeu. Régulièrement perçus comme deux éléments séparés, ces composantes doivent pourtant être profondément imbriquées pour offrir une expérience de jeu cohérente, où chaque action du joueur participe à son immersion dans l’univers fictionnel. Encore aujourd’hui, la narration est parfois considérée avec méfiance ou incompréhension par les équipes de production, reléguée à un rôle secondaire, superflu, et décorrélée de l’expérience de jeu. On a tendance à parler de gameplay en l’opposant à la narration. Or, la narration, c’est aussi du gameplay – les règles de jeu, et les règles dramaturgiques.

Dans certains studios, le terme « narration » suscite encore des appréhensions. Le terme est mal compris et trop souvent réduit aux dialogues, aux personnages, ou à l’histoire principale. Mais la narration dans un jeu vidéo s’étend bien au-delà. Parfois, un jeu n’a pas d’intrigue, pas de personnage au sens dramaturgique du terme. La narration prend alors une toute autre forme, inhérente au médium dans lequel elle s’inscrit. La narration interactive doit utiliser les outils spécifiques dont elle dispose, et le plus puissant est bien celui-ci : l’interactivité.

Cet article explore comment les mécaniques de jeu et la narration peuvent s’unir pour offrir une expérience de jeu cohérente et immersive, en mettant en lumière des exemples concrets.

QU’EST-CE QUE L’EXPéRIENCE DE JEU ?

Puisque nous parlons de renforcer l’expérience de jeu en unissant narration et mécaniques, je voudrais tout d’abord donner ma définition de l’expérience de jeu. Elle commence avec cette citation de Don Norman dans Le Design des objets du quotidien. Il parle ici de l’expérience vécue par une personne qui interagit avec un objet :

« L’expérience est fondamentale, car elle détermine avec quelle tendresse les gens se souviennent de leurs interactions. Cognition et émotion sont étroitement liées, ce qui veut dire que les designers doivent concevoir avec ces deux éléments en tête. »

Reprenons maintenant les définitions de la cognition et de l’émotion.

La cognition correspond à l’ensemble des processus mentaux relatifs à la connaissance tels que la perception, la mémorisation, le raisonnement, la résolution de problèmes et les processus de la pensée au repos. Quant à l’émotion, elle renvoie à un état affectif intense, qu’il s’agisse de plaisir ou de douleur.

Dans la logique que je souhaite développer ici, les mécaniques de jeu solliciteraient principalement la cognition : elles engagent le joueur dans une série d’actions, de choix et de résolutions de problèmes. La narration, quant à elle, toucherait avant tout à l’émotion, en apportant du sens et du contexte aux actions du joueur, et en suscitant des réactions émotionnelles. Lorsque ces deux aspects sont intégrés harmonieusement, ils donnent naissance ensemble à une expérience de jeu mémorable et cohérente.

MÉCANIQUES (cognition)
+
NARRATION (émotion)
=
EXPÉRIENCE DE JEU

A la lumière de ces définitions, je propose donc de détourner la citation initiale de Don Norman pour en faire un mantra :

 

L’expérience est fondamentale, car elle détermine avec quelle tendresse
les gens se souviennent de leurs interactions.


Mécaniques et narration sont étroitement liées, ce qui veut dire que les designers
doivent concevoir avec ces deux éléments en tête.

 

Avant d’aborder la suite, j’aimerais prendre un premier exemple concret : le tutoriel de la mécanique de tir dans The Last of Us II.

Dans l’une des premières séquences du jeu, le joueur, qui incarne Ellie, se retrouve au milieu d’une bataille de boule de neiges. À première vue, il s’agit simplement d’une interaction légère entre des enfants, un jeu innocent. Mais la séquence sert également de tutoriel de tir pour le joueur. Un moment de légèreté qui fonctionne d’autant mieux qu’il annonce la violence à venir, quand ces boules de neige seront remplacées par de vraies armes, et des ennemis bien moins innocents.

L’introduction à la mécanique de tir ici ne se contente pas d’être purement ludique ; elle sert aussi à préparer la suite de l’histoire. Cette bataille de boule de neiges se conclue d’ailleurs par une mêlée joyeuse, et un excellent foreshadowing sous la forme d’une ligne de dialogue lancée par Ellie, qui préfigure les événements terribles qui vont suivre : « Get off of her, you monsters! » (« Laissez-la tranquille, bande de monstres ! »)

« L’interactivité » dans la narration interactive

L’interactivité est ce qui distingue fondamentalement la narration vidéoludique d’autres formes de narration. Elle permet au joueur de devenir un acteur actif, créant des liens directs entre ses actions et le déroulement narratif.

Dans une narration linéaire (par opposition à une narration interactive), les événements s’enchaînent selon une logique décidée par l’auteur. Un exemple, donné par Yves Lavandier dans La Dramaturgie : « Le roi est mort, puis la reine est morte de chagrin. » On parle alors de lien logique entre une cause et une conséquence. Si la reine est morte de chagrin, c’est parce que le roi est mort avant elle. Le lecteur ou le spectateur reçoit passivement cette suite d’événements logiques.

Dans un jeu vidéo, la narration interactive change cette dynamique. Ce sont les actions du joueur qui font progresser la narration. Le joueur devient un acteur actif dans la progression narrative, car il est le lien logique entre la cause et la conséquence. Cette interactivité peut d’ailleurs contribuer à renforcer son engagement émotionnel.

« Les gens disent souvent que les jeux n’ont pas l’impact émotionnel des films. Moi, je pense qu’ils en ont un – c’est juste une palette différente. Je n’ai jamais ressenti de la fierté ou de la culpabilité en regardant un film. »
Will Wright

Aristote a écrit cette phrase, qui est affichée au-dessus de mon bureau :

« Toute situation est inhérente au personnage »

Dans le jeu vidéo, on pourrait donc dire que :

 

Toute situation est inhérente au joueur.

 

Même dans le jeu vidéo le plus scénarisé, rien ne peut avoir lieu sans l’input du joueur (l’interaction entre lui et le jeu) aussi simple que soit cet input. A partir du moment où l’on comprend cette logique, cela devient évident : toutes les actions du joueur ont une potentialité, une puissance narrative intrinsèques. L’un de nos outils principaux en tant que narrative designers, c’est cet input du joueur. Impossible, dès lors, de s’écarter du design, de négliger les mécaniques, d’ignorer les systèmes.

Chris Crawford, dans son livre On Interactive Storytelling, l’écrit très bien :

« L’interactivité requiert que le contrôle de l’auteur soit exercé via les systèmes et mécaniques, et non via les événements. »

Pour illustrer ce point, je prends l’exemple du jeu Behind Every Great One, conçu par Deconstructeam lors d’une game jam, et que vous pouvez tester ici.

Dans Behind Every Great One, la narration est essentiellement portée par une mécanique simple et centrale. Le personnage de la femme au foyer, que l’on incarne, est enfermé dans une routine quotidienne de tâches ménagères. Le jeu permet d’effectuer plusieurs interactions par jour avec les objets de l’appartement, un peu à la manière des Sims, entre tâches ingrates et tâches plus satisfaisantes (nettoyer le sol, arroser les plantes, lire un livre, fumer une cigarette…). Chaque journée se termine par un dialogue scripté avec le mari, qui reproche à sa femme – et donc au joueur – de ne pas avoir effectué telle ou telle tâche ménagère.

Or, comme le joueur s’en rendra compte rapidement, le design du jeu l’empêche littéralement d’effectuer toutes ces tâches : il y a plus de tâches ménagères que d’interactions autorisées par jour. Il est donc impossible de satisfaire les exigences du mari. La mécanique principale du jeu force à revivre cette injustice chaque jour, et frustre le joueur, mettant ainsi ce dernier dans un état émotionnel qui le rapproche de la problématique du personnage qu’il incarne. Cette symbiose inattendue est rendue possible par le système de jeu.

Des interactions signifiantes

Démarrons, cette fois-ci, avec une citation attribuée à Sid Meier :

« Liez davantage les décisions des joueurs à ce que représente votre jeu. »

Comme nous l’avons vu plus haut, l’une des caractéristiques et des forces de la narration dans le jeu vidéo réside dans le fait que chaque action, même la plus anodine, a un impact direct sur la progression. J’insiste encore une fois sur ce point : on ne parle pas ici de grandes décisions narratives (comme dans les jeux de Sid Meier !), mais d’actions/d’inputs simples aux répercussions immédiates. Une action peut donc aller de simples interactions avec l’environnement, avec un personnage, ou une interface (oui, les interfaces peuvent aussi être des outils narratifs).

Dans The Bookwalker: Thief of Tales, le joueur est par exemple contraint de retirer les batteries d’un androïde particulièrement sympathique, qui est en train de construire un bonhomme de neige, pour pouvoir progresser dans le jeu. Après avoir choisi l’option « retirer la batterie », le petit personnage qui nous accompagne appuie là où ça fait mal : « Attends… peut-être qu’on devrait le laisser finir son bonhomme de neige ? ». Mais c’est déjà trop tard, le jeu nous oblige à appuyer sur « Continuer ». C’est une action désagréable, mais signifiante, car elle illustre le fait que le personnage que l’on incarne, qui se trouve dans une situation complexe, n’a pas d’autre choix.

Dans les premières heures de jeu de The Last of Us IIle joueur doit pousser le cadavre d’un infecté. Là encore, c’est un input simple. Mais cette mécanique a aussi une profondeur narrative : elle en dit beaucoup sur l’état du monde et sur le personnage d’Ellie. L’acte de voir et de toucher un cadavre, traité avec une certaine distance par le personnage qui est habitué à ce genre de situations, nous montre que la mort est omniprésente dans cet univers. Cet input renforce également la thématique du jeu : la violence et ses conséquences psychologiques. Enfin, il crée une proximité émotionnelle entre le joueur et l’univers brutal qu’il explore.

Ce genre d’interactions signifiantes contribuent directement et profondément à la narration, sans pour autant recourir à des dialogues ou à des cinématiques explicites.

D’autres exemples existent à l’échelle d’un jeu complet, comme Papers, Please ou Beholder : des jeux reposant sur des mécaniques répétitives qui servent parfaitement le propos du jeu en renforçant les thèmes du totalitarisme et de l’individu contre la société. Nous reviendrons sur la question de la thématique plus bas.

Caractériser un personnage via les mécaniques et systèmes

Avant tout, un rapide rappel de ce qu’est la caractérisation. La caractérisation, c’est l’expression de la personnalité d’un personnage à travers ses actions (et le dialogue, c’est aussi de l’action !). Dans un jeu vidéo, les actions du joueur et les mécaniques du jeu vont donc contribuer à caractériser un personnage.

Pour illustrer cette idée, prenons d’abord un contre exemple : un moment où ce qui est demandé au joueur contredit la personnalité du personnage. Dans Red Dead Redemption 2, Arthur Morgan est souvent confronté à des choix qui mettent en lumière sa complexité morale. Toutefois, citons ce moment où jeu impose des actions qui vont à l’encontre de ce que le joueur et Arthur souhaitent faire. Dans cette mission, Arthur est forcé de libérer un personnage qu’il déteste : Micah. Or, il n’y a aucune justification narrative qui vient soutenir cette action. Le joueur doit en passer par là, puisque c’est l’objectif de la mission (et surtout : sans Micah, pas de fin à l’histoire…). Par ailleurs, celle-ci se conclue par le massacre d’innocents, impossible à éviter. La situation crée une dissonance immédiate : forcer des actions sans justification narrative peut briser l’immersion.

À l’inverse, dans Firewatch, toutes les mécaniques de jeu sont réfléchies de manière à renforcer la caractérisation du protagoniste. Chaque décision aide à mieux comprendre Henry et son histoire. Lire des notes, passer une nuit dans sa tour, faire un choix de dialogue, explorer l’environnement permet au joueur de s’immerger davantage dans son quotidien et ses dilemmes personnels.

Dans Dordogne, le joueur incarne une petite fille, et lors d’une séquence de petit-déjeuner, l’action de verser des céréales est rendue difficile et maladroite par les contrôles. Le joueur a du mal à viser le bol, et en met partout sur la table. La mécanique devient ici un outil de caractérisation, car elle met littéralement le joueur dans la peau d’un enfant. (Etait-ce vraiment pensé comme ça ? C’est une autre question !)

Structure narrative, objectif du joueur et objectif du personnage

La structure narrative doit idéalement être alignée avec la progression du joueur, et du personnage. Concrètement, cela implique de faire converger la motivation du personnage avec celle du joueur, en adoptant une structure narrative qui soutient cette progression vers l’objectif commun.

Les objectifs de jeu doivent se transformer en objectifs dramaturgiques, sans quoi l’expérience risque de paraître incohérente, ou dissonante. La dramaturgie traditionnelle, qui obéit à des logiques rythmiques et structurelles, est souvent mise à mal par l’interactivité. C’est notamment pour cette raison qu’il est difficile d’adapter strictement les techniques narratives linéaires dans certaines structures de jeux.

Par exemple, les jeux en monde ouvert proposent rarement un arc transformationnel du personnage (c’est à dire, un personnage qui va changer, évoluer au cours de l’aventure), mais proposent plutôt d’incarner ce que j’appelle des personnages Tintin, c’est à dire des personnages qui ne changent pas fondamentalement malgré les (més)aventures qu’ils traversent, à l’image de Geralt dans The Witcher. Les mondes ouverts laissant par définition le joueur expérimenter les événements dans un ordre qu’il choisit, tout en privilégiant souvent une approche systémique, il devient  presque impossible de soutenir un arc transformationnel de personnage cohérent.

Ainsi, la structure narrative doit être en symbiose avec la progression et les objectifs du joueur. C’est cet alignement qui permet de d’investir le joueur dans l’expérience.

Dans Little Nightmares, l’objectif du joueur est de fuir le lieu où le personnage principal, Six, est emprisonné. Cette fuite est ponctuée de moments scriptés où Six succombe à la faim. Elle commence par dévorer un morceau de fromage, puis un rat, jusqu’à ce que cette faim prenne tout son sens dans la scène finale. L’objectif du joueur – fuir – est parfaitement en phase avec celui du personnage, et ces scènes viennent ponctuer cette progression, renforçant ainsi l’impact de la fin.

Un autre exemple, avec le récent 1000XResist (attention, spoiler). Après l’exécution publique d’un personnage, celui incarné par le joueur est en état de choc. L’écran devient flou, et il est impossible de courir. L’habituel objectif affiché dans le HUD (« Go to the garden ») se transforme alors en « Go Home », puis « No, can’t be alone… », « Cut them », « Watch them bleed »… (voir l’extrait). Le HUD s’emballe, les objectifs s’enchaînent comme autant de pensées intrusives du personnage, et même le sound design s’en mêle, car chaque nouvel objectif est ponctué d’un son qui perturbe rapidement la concentration. Le HUD devient le vecteur direct des émotions du personnage, et tente de les transmettre au joueur. À ce moment précis, le 4ème mur est brisé, l’objectif du joueur et l’objectif du personnage sont littéralement unifiés. C’est un moment puissant, et étonnamment troublant. (Je vous avais bien dit que l’interface était aussi un outil narratif !)

Evoquer plutôt que raconter : les interactions avec l’environnement

J’emprunte les bases de cette idée d’évoquer plutôt que de raconter à Marie-Laure Ryan. Cette approche reflète parfaitement ma vision de la narration vidéoludique : au lieu de raconter des histoires, on peut choisir de les évoquer. Et pour cela, l’environnement est l’un des supports les plus efficaces. Il peut suggérer le passé, le présent et même le futur de lieux que le joueur explore, lui offrant ainsi la possibilité d’élaborer ses propres théories et de connecter les éléments narratifs. (C’est le sujet de l’une de mes conférences sur le world building au Game Access de Brno, qui fera bientôt l’objet d’un nouvel article.)

De la même manière qu’on encourage le joueur à rester plus longtemps dans un environnement en complexifiant la navigation, l’inciter à interagir avec des éléments du décor l’oblige à y prêter davantage d’attention.

La série des Little Nightmares est un modèle en matière de narration environnementale. L’une de ses forces réside justement dans l’exploitation subtile des détails narratifs disséminés dans le décor. Par exemple, dans Little Nightmares 2, au début du niveau de l’école, on aperçoit une corde faite de draps noués pendant d’une fenêtre. Sans qu’aucune information ne soit explicitement donnée, l’objet évoque immédiatement une tentative d’évasion. L’image est suffisamment forte pour que le joueur comprenne ce qu’elle signifie, sans dialogue ni explication. Mais ce qui renforce encore plus l’impact de cette narration environnementale, c’est que le joueur n’est pas un spectateur passif : il doit interagir avec cette corde pour entrer dans l’école, augmentant la tension et le malaise dès le début du niveau.

La narration environnementale ne raconte pas, elle suggère. Elle donne au joueur la liberté d’interpréter les éléments qu’il découvre tout au long du jeu. En ce sens, cette approche organique est en parfaite adéquation avec la nature interactive du jeu vidéo.

Note : Si la question de la potentialité narrative vous intéresse, j’en dis plus dans cet article.

Une question de rythme

Une narration, c’est aussi une question de rythme. La tension monte et redescend, les enjeux évoluent. Certains comparent une histoire à une partition musicale. De la même manière, un jeu vidéo suit également un rythme, influencé par les actions du joueur. Les « verbes » du joueur, c’est-à-dire les actions qu’il peut effectuer dans le jeu, modulent ce rythme. Le simple fait de réduire ou d’augmenter la vitesse de déplacement d’un personnage peut avoir une conséquence sur le ressenti du joueur, et donc la manière dont des éléments narratifs lui sont transmis.

Dans Life is Strange, lors de l’arrivée au phare, on ralentit la marche pour donner l’impression au joueur de lutter contre la tempête. Dans Inside, on oblige le joueur à se mettre au pas après une chute. Dans Spiritfarer, on conduit les personnages dans leur dernier voyage. La lenteur de ce voyage final renforce la solennité du moment, permettant au joueur de ressentir le poids de la transition des âmes. Journey est un modèle du genre, alternant entre des phases de jeu rapides et des moments d’exploration poétiques, où le découvre progressivement l’environnement. L’ascension finale, lente et difficile, vient en contrepoint du climax précédent, créant ainsi une progression émotionnelle unique.

Les variations de rythme sont un facteur clé dans la construction de la tension dramatique.

Mécaniques et thématiques

Lorsque les mécaniques soutiennent directement les thématiques centrales du jeu, elles deviennent un puissant levier narratif.

Dans Gris, par exemple, le personnage utilise son manteau pour se protéger des tempêtes, un geste qui semble symboliser, au-delà de sa fonction mécanique, une défense psychologique contre ses émotions. Dans ce jeu à la narration diluée et symbolique, cette mécanique évolue d’ailleurs, transformant cette faiblesse apparente en une force, en écho à la thématique centrale du jeu : la résilience.

Dans Frostpunk, où la gestion des ressources et les choix moraux sont cruciaux pour la survie de la population, chaque décision prise par le joueur renforce la thématique de la survie. Les dilemmes renforcent et soutiennent les questions thématiques centrales – jusqu’où peut-on aller pour le bien commun ? Ou encore : où commence la liberté des uns, et où s’arrête celle des autres ?

De même, dans Braid, la mécanique de remonter le temps pour résoudre des puzzles est intrinsèquement liée à la thématique du jeu : les regrets, le passage du temps, et la quête de rédemption. Le titre d’un des chapitres, Temps et Pardon, en est une illustration directe, d’ailleurs explicitée dans ce passage :

« Ils dissimulent leurs erreurs respectives, bien à l’abri des plis du temps. »

La thématique est un pilier narratif fondamental. Concevoir les mécaniques en fonction des thématiques ouvre par ailleurs de nouvelles perspectives, en permettant d’explorer des possibilités de design qui n’auraient pu émerger sans elles.

Une expérience immersive et cohérente

J’ai proposé ici plusieurs pistes de réflexion autour de la question essentielle du mariage entre mécaniques et narration. Pour que cette union fonctionne pleinement dans le cadre d’une production de jeu, l’intégration de la narration dans un jeu vidéo ne doit pas être une réflexion tardive. Plus qu’une simple discipline collaborative, la narration est véritablement transversale, traversant tous les aspects du jeu, des mécaniques aux systèmes, en passant par le level design, l’audio, l’art et l’animation. C’est en réponse à cette interdépendance que la narration doit être prise en compte dès le début de la conception, et non pensée tardivement comme une simple couche esthétique. Un dialogue constant doit s’installer entre les équipes, pour assurer collectivement l’émergence d’une expérience cohérente, immersive, et mémorable.

Je conclue en partageant à nouveau les principes fondamentaux qui sous-tendent ma réflexion sur la narration interactive, et qui guident mon approche dans tous mes projets :

  1. Mécaniques et narration sont étroitement liées, ce qui veut dire que les designers
    doivent concevoir avec ces deux éléments en tête.
  2. Toute situation est inhérente au joueur.
  3. La thématique est l’un des piliers centraux de l’expérience.

Aujourd’hui, il me semble que cette approche holistique est un enjeu essentiel pour parvenir à innover, renouveler, repenser la manière dont nous créons nos jeux.


Cet article a été inspiré de ma conférence donnée au Game Camp en 2023.

Image de couverture : The Beginner’s Guide