Le hors-champ du scénario

En répétant avec des comédiens lors des dernières lectures de scénarios (que j’organise via l’Accroche Scénaristes), je me suis interrogée sur la notion de « hors-champ » du texte. Les scénarios ont-ils tous le même pouvoir d’évocation ? Celui qui consiste à faire croire, dès la lecture, à la possibilité d’un monde ? Que l’on soit du côté de l’auteur, du comédien ou du lecteur, ce hors-champ peut-il permettre de mieux appréhender cette matière brute, parfois difficile à décoder, qu’est l’outil-scénario ?

Les lectures publiques de scénarios proposent un terrain de discussion aux scénaristes et aux comédiens qui, tour à tour, doivent travailler la « pâte molle » du corps des personnages. On y lit le texte cru, didascalies et dialogues ensemble, sans artifices de mise en scène. Ces lectures appuient donc en premier lieu sur l’importance pour l’outil-scénario d’être compris par ceux qui l’utilisent.

Tout n’est pas écrit

Cela paraîtra peut-être évident, mais pour aborder une scène, il me semble qu’il faut déjà commencer par accepter l’idée que tout n’est pas écrit, qu’il existe quelque chose en-dehors du texte : avant, pendant et aprèslui.
Umberto Eco écrit qu’un texte narratif « est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire« , ou encore qu’un texte « veut que quelqu’un l’aide à fonctionner » (lire Lector in fabula). Le travail de projection, conscient ou inconscient, fait par le lecteur de scénario serait donc avant tout éminemment personnel.
Mais tous les textes narratifs permettent-ils une projection ? Pour recentrer le propos sur le scénario : que seraient une scène, un dialogue, ou un décor dotés d’un potentiel narratif permettant au lecteur d’imaginer le monde qui entoure le texte ?

Boris Karloff dans la peau de Frankenstein

Évoquer plutôt que raconter : le potentiel narratif

On peut trouver un premier élément de réponse dans la capacité d’un texte à évoquer plutôt qu’à raconter. Certaines histoires ont un tel pouvoir évocatif qu’elles deviennent le terreau de centaines d’autres créations (lire le passionnant Fictions transfuges de Richard Saint-Gelais). Frankenstein, Dracula ou les romans de Jane Austen (qui ont en commun des symboliques très fortes) possèdent des suites, des prologues, et leurs personnages sont exploités dans d’autres fictions.

Un exemple avec la fin de la version originale de Frankenstein. Lorsque, dans les dernières pages du roman, Walton observe le monstre qui s’éloigne, Mary Shelley écrit : « je le perdis bientôt de vue dans l’obscurité et le lointain ». On peut supposer que la créature est morte (de froid, de tristesse), on peut aussi supposer qu’elle a survécu. Cette fin laissée à l’interprétation du lecteur a déclenché chez d’autres auteurs l’envie de s’approprier le futur du monstre de Frankenstein. (Pour aller plus loin sur Frankenstein et Mary Shelley, je vous conseille la lecture du très riche Frankenstein, une biographie de Michel Faucheux, dont vous pouvez lire un extrait ici).

Une scène au fort potentiel narratif, ce serait donc une scène qui ne montre pas tout, qui ne dit pas tout, mais qui permet vraiment au lecteur d’imaginer l’existence d’un hors-champ. Dans le cas de Frankenstein, c’est une fin ouverte, qui fonctionne sur l’ambiguïté de la relation entre Frankenstein et son monstre, et sur la caractérisation passionnante de ce dernier. Mais un fort potentiel narratif peut aussi émerger d’une simple photographie à peine aperçue dans le décor d’un film, qui remettrait en question le passé d’un personnage ou lui donnerait une autre dimension, sans être jamais traitée dans l’intrigue.

Une histoire en quelques mots

Pour mieux cerner cette idée de la potentialité narrative, je vais m’appuyer sur un genre que j’aime particulièrement, et auquel j’ai même consacré un site (Le Narratoire) : la microfiction.
Marie-Laure Ryan écrit que pour posséder une narrativité, un texte doit notamment proposer un monde peuplé de personnages et d’objets (lire Narrative across media : The Languages of Storytelling). Elle rajoute que dans ce monde, il doit se passer quelque chose.

Prenons l’un des plus célèbres exemples de microfiction, généralement attribué à Ernest Hemingway :

« À vendre : chaussures de bébé, jamais portées. »

La potentialité narrative de ce texte est évidente, et supporterait mal l’analyse, puisque tout son intérêt réside justement dans les possibilités presque infinies de fictions qu’elle déploie. On pourrait même en dégager les trois temps de l’intrigue :
« des chaussures de bébé » évoque une naissance, ce serait l’exposition ;
« jamais portées » évoque un incident, ce serait le nœud dramatique ;
« à vendre » évoque les conséquences de cet incident, ce serait le dénouement.
Et une dimension supplémentaire est apportée par le style « petite annonce », qui évoque la personne derrière l’écriture de cette petite annonce, possiblement le personnage principal.

La microfiction est un puissant condensé de potentialité narrative : une ou deux phrases peuvent suffire à convoquer un monde, peuplé de personnages et d’objets, dans lequel il se passe quelque chose… De la même manière, une courte séquence dans un scénario peut avoir une très forte potentialité narrative.

Le punctum : quand l’image déborde du cadre

Pour ouvrir encore plus le sujet, je vais m’appuyer sur l’épaule solide de Barthes, qui évoque dans La Chambre claire le principe de punctum.
Dans l’analyse d’une photographie, Barthes distingue le studium, soit ce qui est évident, ce que l’image montre (un chien assis sur un trottoir, un homme coupant du bois…), et le punctum, qui donne à l’image une dimension extérieure, ce qui fait qu’elle peut « sortir du cadre » et vivre en-dehors de sa représentation (le col mal arrangé d’une femme de bonne famille, la roue cassée d’un carrosse…) Dès qu’il y a punctum, « un champ aveugle se crée (se devine) », comme sur les photographies suivantes.

Sur cette photographie, le punctum, c’est la main du marin posée sur le genou de l’homme assis. Que signifie-t-elle ? Quelle relation entretiennent les deux hommes ?


« La photo est belle, le garçon aussi : c’est le studium. Mais le punctum c’est : il va mourir. » (La chambre claire, Roland Barthes)

Ce qui existe au-delà du texte

Scénaristes, comédiens ou lecteurs de scénario ne maîtrisent pas ce que le texte va évoquer spontanément chez eux. Cependant, le travail sur la potentialité narrative d’une scène, via un dialogue, un costume, un élément de décor, me paraît essentiel.
Lorsqu’on raconte une histoire, lorsqu’on en lit une, ce sont ces détails, le « champ aveugle » du texte qui le rendent riche. Une scène qui ne fonctionne pas est souvent une scène qui ne laisse pas d’empreinte, qui ne semble pas avoir d’avant ni d’après. Une scène, en somme, qui n’existe pas. Aux scénaristes d’activer la potentialité narrative de leurs histoires, et aux lecteurs de se l’approprier.