Cette lettre ouverte a été publiée dans une première version en 2011 sur le site du Nouvel Observateur.
Cette lettre ouverte a été publiée dans une première version en 2011 sur le site du Nouvel Observateur.
Cher O.W.,
Le choix de l’apostrophe aura exigé plus de temps que la lettre. Cela vous aurait suffi, je le sais, à saisir la forme du reste ; il ne m’en aurait coûté que deux initiales, et je signais. Mais ce n’est pas à vous que l’on doit faire l’apologie du discours, du bavardage, des paroles secondaires. Et vous auriez compris que je ne m’arrête pas alors que tout est dit.
Votre Dorian Gray s’est abattu sur moi comme un rapace. Il aurait pu traverser cette vaste cour aux personnages que j’ai bâtie dans ma tête, s’attarder un temps et s’effacer, ou demeurer toujours dans un coin, assis en tailleur sur le pavé. Mais, alors que son portrait continuait de tomber en lambeaux et que son âme grinçait sur les tréteaux, c’est en réalité la vôtre qui se répandait entre les lignes. De profundis, à ses côtés vous êtes apparu dans ma cour.
J’aurais pu vous perdre. Entre Gargantua, Égée ou Gray lui-même, vous auriez dû disparaître sous les ombres des géants. Pourtant, depuis lors, c’est de vous qu’ils répondent, ces personnages qui ne vous appartiennent pas. Vous possédez les figures des autres et les miennes ; sensiblement, vous réglez leurs passages. Vous êtes toujours là, immobile au milieu de la cour, comme la statue de votre Prince Heureux, couvert d’or de tous côtés.
Sans doute avez-vous craint qu’à l’image de Gray vos mots se défigurent, et qu’enfin il ne reste plus de vous qu’une œuvre décharnée. Que l’on devine jusqu’à l’os de votre âme sous la peau de vos pages. Que l’encre transpire sur votre cœur. Vous me pardonnerez alors, je l’espère, d’avoir essayé de lire derrière vos phrases, d’avoir altéré la courbe de vos textes en tentant d’exhumer le tumulte incessant de vos angoisses qui ressemblaient si fort aux miennes.
Je sais que Gray, sous une forme ou une autre, existait. Vous lui avez prêté des traits que vous avez connus, d’autres que vous auriez voulu connaître, et vous avez écrit ce que ces traits ont déchiré en vous. Vous avez décrit l’abandon, le déni de son propre corps au profit d’un autre. Et je crois que, vraiment, vous avez fini par mourir de fascination.
C’est pour cette raison que vous êtes entré dans ma cour ; je me reconnais dans vos agitations, je distingue ma silhouette loin derrière la vôtre, je perçois un petit morceau de moi-même dans un infime morceau de vous.
Si vous aviez lu cette lettre, vous m’auriez répondue ; sous votre plume superbe et sans craindre de faire mal, vous auriez écrit ce que vous pensiez de mes verbes mauvais, de mes adjectifs malheureux, de mes traits inexercés. Ainsi, bien avant le fond vous auriez vu le style. Et vous auriez ri, sans doute, de cette fascination stérile. Mais voyez-vous, j’ai décidé moi aussi de mourir un jour d’admiration.
Je sais que dans un autre temps, sous une autre naissance, je vous aurais aimé comme on aime un souvenir, avec distance et sourde démesure. J’aurais réglé mon pas sur le vôtre, marché entre vos lignes.
Aujourd’hui, je me suis offert l’occasion de croire que je n’ai pas écrit pour moi-même. Pendant un temps, j’ai eu l’illusion délicieuse de converser avec vous ; prétendu, tout du moins, que vous pourriez m’entendre.
Qu’il est pénible, à présent, de me rappeler que je fais semblant. Car je n’ai rien connu de vous, cher O.W. Mais si je suis bien sûre d’une chose, c’est que vous me manquez.
Sarah Beaulieu, 2021
2020