Lignes #1

« Depuis le jour où cet homme que je révérais entre tous m’ouvrit son destin, comme on ouvre un dur coquillage, depuis ce soir-là qui remonte à quarante ans, tout ce que nos écrivains et nos poètes racontent d’extraordinaire dans leurs livres et ce que le théâtre dérobe à la scène comme étant trop tragique, me paraît toujours enfantin et sans importance.

Est-ce par indolence, lâcheté ou insuffisance de vision que tous se bornent à dessiner la zone supérieure et lumineuse de la vie, où les sens jouent ouvertement et légitimement, tandis qu’en bas, dans les caveaux, dans les cavernes profondes et dans les cloaques du cœur s’agitent, en jetant des lueurs phosphorescentes, les bêtes dangereuses et véritables de la passion, s’accouplant et se déchirant dans l’ombre, sous toutes les formes de l’emmêlement le plus fantastique ? Sont-ils effrayés par le souffle ardent et dévorant des instincts démoniaques, par la vapeur du sang brûlant ? Ont-ils peur de salir leurs mains trop délicates aux ulcères de l’humanité, ou bien leur regard, habitué à des clartés plus mates, est-il incapable de les conduire jusqu’au bas de ces marches glissantes, périlleuses et dégouttantes de putréfaction ? Et pourtant, l’homme qui sait n’éprouve pas de joie égale à celle qu’on trouve dans l’ombre, de frisson aussi puissant que celui que le danger glace et pour lui, aucune souffrance n’est plus sacrée que celle qui par pudeur n’ose pas se manifester. »

Stephan Zweig, La confusion des sentiments