Le scénario comme expérience de lecture

Commençons ce billet par une affirmation : un scénario n’est pas un film. Il n’est pas une œuvre terminée, mais le plan de cette œuvre, un projet de film.

Sa fonction première est donc de faire naître le futur film dans la tête du lecteur, de produire images et sons, tout en respectant des règles spécifiques.

C’est pourquoi l’écriture et la lecture de scénarios sont deux exercices bien particuliers. Pour le lecteur, il s’agit d’appréhender un enchaînement de séquences descriptives, souvent écrites de manière assez abrupte — il faut une réelle capacité de projection pour pouvoir lire correctement un scénario. Pour le scénariste, il s’agit de favoriser cette projection mentale chez le lecteur, tout en communiquant dans le même temps sa vision d’auteur.

Dans ce but, certains scénaristes s’appuient sur l’un des outils à leur disposition : la mise en page.
Je reviens dans cet article sur un exemple récent qui me paraît particulièrement intéressant : la première version du scénario de A quiet place (Sans un bruit en français) écrit par Scott Beck et Bryan Woods.

Pour télécharger le scénario du film, c’est par là.

Un scénario n’est pas un roman

« Le scénario étant, au minimum, le plan du film en devenir, son lecteur doit visualiser sa mise en images et en sons, son incarnation par les comédiens, sa mise en rythme. »
Yves Lavandier, Évaluer un scénario

Formulé comme ça, on pourrait imaginer que l’écriture de scénarios confiée à un auteur de romans est une transition facile. Un romancier manipule les mots et sait, a priori, créer des images dans le cerveau du lecteur. Il existe pourtant de nombreux exemples de reconversions ratées de romanciers en scénaristes.

Philip K.Dick en est un. Dans la préface du scénario publié d’Ubik (adapté du roman éponyme de K.Dick), on lit que le scénario a été refusé car il ne correspondait en rien à un scénario de film. Le réalisateur Jean-Pierre Gorin l’a décrit de cette manière : « Beaucoup de dialogues, mais peu de rapport avec la façon dont un film pourrait ou devrait être tourné. » Le réalisateur avait d’ailleurs prévu de démarrer sa collaboration avec Philip K.Dick en lui apportant « un tant soit peu de (sa) connaissance du médium« , signifiant par là que l’écrivain ne savait rien des spécificités du support pour lequel il écrivait.
Stephen King, de son côté, écrit en préface du scénario publié de La Tempête du siècle : « Je suis prêt à soutenir que ce qui suit (et que vous verrez à la télé) n’est nullement une « dramatique de télé » ou une mini-série : c’est un authentique roman, mais utilisant un moyen d’expression différent.«
Ici, Stephen King revendique le statut d’objet littéraire de son scénario (et la démarche de le publier est un pas vers cette revendication) oubliant par là que la fonction principale de son scénario est bien avant tout de donner naissance à une série télévisée, donc à une œuvre terminée. En l’occurence, la déclaration de King fait l’effet d’un non-sens : son scénario serait à la fois une œuvre et la base d’une autre œuvre ?

Si la transition entre écriture de romans et écriture de scénarios est parfois compliquée, c’est souvent parce que les romanciers oublient de considérer le scénario comme un projet de film, et prennent donc le risque que leur scénario n’en soit pas un.

Ce qui apparaît (ou non) dans un scénario

Là où le roman, en tant qu’objet littéraire, est libre de jouer avec le style ou la mise en page, un scénario a un objectif précis (faire naître un film) et donc des règles. Deux de ces règles, souvent énoncées dans les manuels de scénario, nous intéressent particulièrement ici :

  • Les informations données dans un scénario doivent être visuelles ou sonores

Nous l’avons dit plus haut, le scénario est destiné à être un film, c’est à dire à devenir un objet visuel et sonore. Par exemple, nous ne sommes pas censés écrire dans un scénario : « Jean se demande s’il a bien fait de venir à ce repas de famille », car c’est une information qu’on ne peut pas transmettre à l’écran en l’état. Il faudrait utiliser un dialogue, ou un élément visuel quelconque qui nous permettrait de comprendre que Jean regrette d’être venu à ce repas de famille…

  • Un scénario doit laisser la place aux autres corps de métier

Par exemple, le scénariste n’est pas censé donner de valeurs de plans s’il n’est pas la réalisateur du film. En revanche, son métier restant de faire naître des images dans la tête du lecteur, il peut proposer implicitement des plans… S’il écrit :
« Une pomme. Une bouche. La bouche s’ouvre. La pomme est croquée. »
… Dans le cerveau du lecteur, c’est une succession de très gros plans qui s’impose. On ne sait pas à qui appartient cette bouche, on ne sait pas où on se trouve pour le moment.
En revanche, s’il écrit :
« Adam est assis sous un pommier. Il porte une pomme à sa bouche et croque avec délice. »
… Les plans évoqués sont différents : on sait que la bouche est celle d’Adam (il y aura donc au moins un plan où son visage sera reconnaissable, d’autant plus qu’on précise qu’il croque la pomme « avec délice »), et la description du décor suppose qu’il sera vu à l’écran, donc que l’un des plans sera assez large.
Dans la même idée, certains scénaristes américains utilisent une mise en page particulière : un paragraphe équivaudrait à un plan.

En gardant ces deux règles en tête, nous allons maintenant voir ce qu’en fait le scénario de A quiet place.

Le suspense renforcé par la mise en page

Évidemment, ce n’est pas la mise en page seule qui peut créer le suspense, mais bien l’enchaînement d’actions. Là encore cependant, la mise en page s’avère un outil extrêmement efficace.

Un exemple avec cette page 39 :

Page 39 du scénario, avec cette unique phrase : « Le pire vient d’arriver ».

Dans le film, cette page ne sera pas forcément retranscrite par un temps de latence ou un montage hors-champ (autrement dit : elle contredit les deux règles ci-dessus), mais elle existe dans le script pour que le lecteur se figure le sentiment de terreur constante dans lequel vivent les personnages. Cette phrase suppose le moment de suspension dans le cerveau des personnages, qui viennent de découvrir quelque chose d’horrible. Le lecteur, lui aussi, est mis dans cette situation de tension.

Mettre en scène le son

(Note : il s’agit d’une première version du scénario écrit à l’origine par Scott Beck et Bryan Woods. Il a ensuite été réécrit avec John Krazinski, qui réalisera le film. Cette version-là est donc différente de la version que vous verrez à l’écran.)

Le scénario de A quiet place est relativement court, car il y a très peu de dialogues. En effet, les personnages vivent depuis longtemps dans un silence complet. Une créature, aveugle et sensible au bruit, rôde dans les environs de leur ferme et le moindre son l’attire immédiatement vers eux.
Ils ont appris à vivre dans ce silence, et utilisent d’autres techniques pour communiquer ; les dialogues sont remplacés par des gestes, des objets ou des petits rituels.

Il s’agit ici d’une des premières séquences du film. Will fouille dans un pot à crayons, mais il fait trop de bruit, et sa mère le lui signale par un petit signe du doigt. Will comprend (car ce n’est pas la première fois) et enfile des gants avant de fouiller à nouveau dans le pot, en faisant moins de bruit cette fois.
Nous sommes en page 2, et nous comprenons déjà que le son est une source de tension. Les scénaristes ont souligné les éléments sonores (« loudly« , « quietly« ) et ceux qui appuient le rapport au bruit qu’entretient la famille (« WINTER GLOVES« ).

Un nouveau-né se met à CRIER

Dans la même idée, nous lisons dans l’extrait ci-dessus la séquence de la naissance d’un bébé. Nous sommes en page 12, soit au début du scénario, et nous savons déjà à quel point le son est dangereux. La phrase « UN NOUVEAU-NÉ SE MET À CRIER » appuie encore davantage la tension.

Favoriser l’immersion du lecteur

Ici, la mise en page semble plus évidente et dispensable : on y lit la première page d’un journal intime, et l’écriture de l’adolescente. Ne pas lire. Surtout papa et maman.
Dans le scénario, elle nourrit simplement l’imagination du lecteur en lui donnant à voir cette écriture enfantine, de couleur violette, qui dit beaucoup sur le personnage au-delà du texte lui-même.

Dans l’exemple ci-dessus, la famille communique en utilisant un jeu de Monopoly. Plutôt que d’expliquer dans le texte le placement des pions sur le plateau, les scénaristes préfèrent l’illustrer. Non seulement cela simplifie la lecture, mais cela permet au lecteur de mesurer l’importance de cet objet au sein de la famille : ce plateau de jeu est un vecteur de communication majeur.

Ici encore, la distance parcourue par le personnage alors que la créature rôde s’étale sur plusieurs pages, pour signifier visuellement la longueur et la dangerosité du trajet.

Ici, c’est l’importance du volume sonore qui est signifiée, de manière évidente mais très efficace, par la taille des caractères.

Cinq secondes. C’est le temps qu’il faut à quelqu’un pour s’enfoncer dans du grain et être incapable d’en sortir.
Trente secondes. C’est le temps qu’il faut à quelqu’un pour être complètement submergé par le grain et commencer à suffoquer.
Zéro. C’est le nombre de personnes qui peuvent survivre en étant enterrées sous le grain, privées d’air, pendant plusieurs minutes.

Il est évident que ces informations n’apparaîtront pas à l’écran, en aucune façon. Ni par l’image, ni par le son, encore moins par des sous-titres ou des cartons… En revanche, elles permettent d’appuyer la gravité et l’horreur d’une situation. Le personnage est clairement en danger de mort, et on doit le ressentir à l’image, comme on le ressent à l’écrit.

Même chose ici, à grands renforts de points d’exclamation.
« … parce que tomber depuis l’échelle d’une éolienne, à cette hauteur, signifie la MORT.
C’est pourquoi c’est réellement terrifiant lorsque…
JOHN GLISSE !!!!!!!!! »

(…) – alors que John réalise qu’elle peut voir parfaitement dans le noir.

Ce dernier exemple est mon préféré. Cet extrait se déroule dans l’obscurité totale, c’est pourquoi les scénaristes ont choisi de l’écrire en blanc sur fond noir. Mais ce n’est pas qu’une coquetterie esthétique. C’est le moyen de préparer ce qui arrive à la fin du paragraphe, alors que le personnage principal pense être protégé de la créature avant de réaliser que celle-ci voit parfaitement dans le noir…
Encore une fois, maîtrise du suspens qui est renforcé par ce choix de mise en page.

S’affranchir des règles ?

Il est clair que le scénario de A quiet place prend des libertés avec les deux règles énoncées plus haut. Mais il remplit absolument sa fonction principale, qui est de faire naître sons et images dans la tête du lecteur, et d’être une promesse de film.

Ce scénario est un exemple particulier, qui répond aux exigences de son histoire. La mise en page permet notamment de compenser le manque de dialogues et donc des didascalies possiblement longues et redondantes. Mais au-delà de ce cas spécifique, s’inspirer de ce type de propositions est indispensable. Un scénario qui pourrait fonctionner mais qui est mal rédigé a beaucoup plus de chances d’être mal lu. Et si on apprenait nous aussi à revenir à la ligne plus régulièrement, à faire apparaître des éléments visuels lorsque c’est pertinent, à proposer une vraie expérience de lecture ?

Oui, le scénario est un outil. Faisons-en un outil efficace.